Dans mon bilan d'activité sur les mondes virtuels pour l'année 2010 je m'interrogeais de la façon suivante sur le temps de travail à l'heure du numérique :
" /.../ Ce point particulier est certainement le point le plus politique de mon expérience, celui qui peut déterminer le passage de l'expérience à la généralisation.
Je rappelle que le travail mené est de l’ordre de l'expérience, il relève d’une intention personnelle, d’une démarche construite.
La construction a priori induit une prise de risque pédagogique qui prend du sens parce que l’enseignant concepteur n’a pas économisé son temps, parce que les étudiants ont adhéré au principe, parce que j’ai réussi à emmener dans mon histoire d’autres enseignants et des acteurs extérieurs.
En résumé le travail est le résultat d’un pari sur le temps et de l’équilibre fragile d’une construction sociale. Aller de expérience à la généralisation c’est se poser la question du temps et de l’espace numérique et de sa traduction statutaire. Je l’ai souligné plusieurs fois, le numérique en général, les mondes virtuels en particulier modifient les paradigmes de l’apprentissage.
L’ensemble des expériences que j’ai menées, l’ont été à des heures que je qualifierai d’atypiques ou non statutaires.
Toutes les conférences se sont déroulées à partir de 20 heures 30 et se sont achevées vers 22 heures 30 - 23 heures. Les heures d’individualisation pendant les vacances ou pendant le congé de fin de semaine.
Ce cadre constitué de travail modifie à la fois le temps de travail des enseignants et des étudiants.
Comment peut-on qualifier ces temps ? A l’heure actuelle, mon temps de travail est déterminé par mon VS (vérification de service), il induit assez normalement le temps de présence devant élèves et le temps de préparation.
La construction de modules de formation dans les mondes virtuels déconstruit ces équilibres.
Une conférence n’est pas une préparation puisqu’elle est l’aboutissement d’un long cheminement de préparation (formation des acteurs, écriture des textes, relation avec les acteurs intervenants ... ). Ce n’est pas un cours au sens où l’institution l’entend, ce n’est pas une préparation, ce n’est pas un temps de présence dans les locaux scolaires.
Alors quelle est la qualification juridique de ce temps ? Interroger le statut des enseignants ne renseigne pas plus puisqu’il a été élaboré en 1950 (une ère archéo - digitale). A ce stade de mon travail, je suis en capacité de dire ce que n’est pas un temps de travail dans un monde virtuel mais pas ce qu’il est ou ce qu’il devrait être /.../"
Comment évolue le temps de travail dans une structure qui se numérise lentement ?
La question pourrait être balayée d’un revers de manche théâtral en affirmant qu’il est tout à fait possible d’enseigner et d’apprendre en s’affranchissant des billevesées des geeks.
Avec un bon dictionnaire étymologique, en travaillant à l’ancienne, avec un support papier on peut dire que ce terme trouve son origine dans le moyen haut-allemand Geck, qui désigne un fou, un espiègle et du néerlandais Gek qui désigne quelque chose de fou.
Pourquoi s’entourer d’une si lourde infrastructure pour construire un cours ?
Pourtant … insensiblement le numérique pénètre nos sphères (professionnelle, privée et sociale) les dessine, les modèle, les infléchit, les bouleverse.
Il devient nécessaire d’en analyser les effets notamment sur le temps de travail. Nous (les professeurs) n’enseignons et n’enseignerons plus en ignorant les TICE, nos élèves n’apprennent et n’apprendront plus de la même façon (je prends le risque de la phrase définitive).
Ausculter le temps c’est une investigation protéiforme :
Dans un système normé il est indispensable de se référer aux cadres légaux et réglementaires. La notion de temps est prise en compte par la loi mais selon des approches différentes selon le niveau de formation. Le supérieur et le secondaire ont des approches différentes mais les deux évoquent la notion de temps numérique.
Dans le secondaire, le métier d'enseignant dans la fonction publique est régi par le décret de 1950 qui précise les obligations horaires soit 15 heures pour les agrégés et 18 heures pour les certifiés.
Bien évidemment nulle allusion au temps numérique et pour cause... Cela ne signifie pas que le temps numérique n'est pas intégré.
Il faut se référer à l' arrêté du 12 février 2007 précisant les modalités d’exercice et définissant les actions d’éducation et de formation autres que d’enseignement pouvant entrer dans le service de certains personnels enseignants du second degré – ici.
Que dit-il ? :
« Les actions d’éducation et de formation autres que d’enseignement mentionnées à l’article 10 du décret n° 50-581, à l’article 9 du décret n° 50-582, à l’article 7-1 du décret n° 50-583 du 25 mai 1950 susvisés et à l’article 30-1 du décret n° 92-1189 du 6 novembre 1992 susvisé sont définies en annexe au présent arrêté. »
« Les actions que l’enseignant s’engage à effectuer font l’objet d’une lettre de mission du recteur d’académie ou du chef d’établissement qui précise notamment les objectifs à atteindre et le volume d’heures hebdomadaires inclus dans son service. La lettre de mission comporte une indication du temps hebdomadaire total consacré à la mission, ainsi que les modalités de suivi et de compte-rendu.. Si le service de l’enseignant comporte moins de deux heures d’actions d’éducation et de formation autres que d’enseignement, celles-ci ne donnent pas lieu à une lettre de mission. Elles font cependant l’objet d’une évaluation avant reconduction éventuelle. »
On le constate le temps numérique est prévu mais pour les actions autres que d'enseignement, ce qui signifie que le temps numérique pour bâtir l'enseignement sont considérées comme les autres heures de cours, temps numérique = temps non numérique.
Dans le supérieur c'est le statut des enseignants chercheurs du 23 avril 2009 qui détermine le temps numérique. Son article 3 précise que :" Les enseignants-chercheurs participent à l’élaboration, par leur recherche, et assurent la transmission, par leur enseignement, des connaissances au titre de la formation initiale et continue incluant, le cas échéant, l’utilisation des technologies de l’information et de la communication. Ils assurent la direction, le conseil, le tutorat et l’orientation des étudiants et contribuent à leur insertion professionnelle "
Le temps numérique, à la différence du secondaire, y fait son apparition en tant qu'activité identifiée, même si l'expression le cas échéant tempère le propos.
Cet arrêté est complété par l'arrêté du 31 juillet 2009 approuvant le référentiel national d’équivalences horaires, sous la rubrique innovation
"Élaboration et mise en ligne d'un module d'enseignement ou de formation, sans tâches directes liées à l'assistance et l'évaluation des étudiants." → "Forfait d'heures identique à l'équivalent en nombre d'heures d'enseignement présentiel."
Accès au document sur mon blog
Dans ce cas précis de l'arrêté on estime que le temps de travail numérique est équivalent au temps de travail en présentiel lorsqu'il s'agit d'élaboration et de mise en ligne - 1 =1
Évoquer le temps de travail c'est se poser en filigrane la question de l'espace.
Dans le secondaire il est établi depuis très longtemps que le travail d'enseignement et d'apprentissage s'exerce dans une unité de temps et d'espace
Une activité d'enseignement / apprentissage, c'est un lieu identifié par un établissement, des murs, qui abritent la salle de classe.
C'est un temps déterminé, exercé sur un créneau horaire institutionnel, encadré par un statut . Cette référence est à l'heure actuelle une valeur partagée, protectrice.
L'intrusion du numérique peut bouleverser cette construction ? Alors qu'il est possible de travailler "evrywhere, anytime" Comment prendre en compte (redéfinir) officiellement le temps de travail effectif exercé hors les temps normés ?
Dans certaines formes d'enseignement (je pense notamment au supérieur post -bac des lycées mais pas seulement) le processus d'enseignement / apprentissage s'exerce dans et hors la classe.
L'existence de la formation par alternance, de la validation des V.A.E (validation des acquis d'expérience), des périodes de stage, donnent du corps à mon argumentation.
L'acquisition des savoirs existe donc et est définie dans un schéma exprimé dans et hors l'établissement. La crainte d'une épidémie de grippe A avait fait envisager cette alternative mais il s'agissait de circonstances exceptionnelles, un cas de force majeure.
Je voudrais envisager une hypothèse d'un enseignement habituel, inscrit dans un programme ou référentiel.
La technologie permet de s'affranchir des contraintes d'espace, par extension le temps est bousculé.
Quelle attitude adopter lorsqu'un enseignant ayant scénarisé certaines parties de son enseignement et l'apprentissage des ses apprenants est en capacité de s'affranchir du dogme unité temps et espace ?
La réponse est loin d'être simple. Mérite t-elle un débat ? Ne mérite t-elle aucun débat ?
- Accepte t-on qu'un enseignant pratique ponctuellement une activité distante synchrone ?
- Comment qualifier ce temps de travail distant synchrone ?
- Comment contrôler le travail effectué ?
- Comment vérifier la présence réelle des élèves à un cours distant ?
- Doit -on opter pour la solution du contrôle ou celle du climat de confiance ?
- Comment gérer la responsabilité de l'établissement sur des élèves en situation d'apprentissage hors les murs ?
- Comment gérer les pratiques encore émergentes, comment les rémunérer (ou pas ?) lorsqu'elles s'inscrivent comme activité d'enseignement ?
- Comment gérer les possibles réactions négatives d' acteurs face à la nouveauté ?
- Comment gérer le temps de travail des apprenants sans prendre le risque de l'allonger à l'excès ?
- Considère t-on qu'il y a une équivalence stricte entre le travail en présentiel et le travail distant intégré dans une pratique en présentiel ?
- Le temps de travail dans les réseaux mérite t-il une gestion différente ?
L'ensemble de ces questions (qui ne sont pas exhaustives) relève bien sûr du laboratoire d'idées, elles sont le prolongement d'un usage.
Je souhaite aborder la problématique sous un angle large, systémique.
Je n'ai en aucune manière la réponse à cet agrégat d'interrogations.
Ce dont je suis sûr c'est que l'on ne peut éluder cette question. Les débats risquent d'être agités, voire conflictuels.
Les réponses ou non réponses auront un sens, elles engagent notre futur numérique.
D'autres questions pointent si l'on élargit la focale:
Comment prendre en compte le temps numérique dans l'évaluation du travail des enseignants. Le temps modifie t-il l'acte dévaluation du travail enseignant ? Pourrait-il y avoir une e.inspection ? Un temps de validation à l'intérieur des réseaux numériques ? Je laisse ce point au stade des questions mais elles me paraissent aussi très intéressantes.
Le temps de travail hors la classe et sa rémunération ouvrent à nouveau la réflexion sur la porosité de la sphère numérique.
Cette question, à laquelle je n'ai pas la réponse, est un enjeu réel pour les années à venir. Là encore les questions abondent.
A défaut de réponses on peut commencer par lister les questions :
- Faut-il prendre en compte le temps numérique comme un temps spécifique ?
- Faut-il l'intégrer comme un temps non spécifique et considérer que l'évolution est inéluctable, que c'est l'objectif qui compte pas les moyens pour y parvenir ?
- Faut -il distinguer le temps de préparation numérique et le temps de cours numérique ?
Ces questions, auxquelles je n'ai pas la réponse, sont un enjeu réel pour les années à venir. Un enjeu parce que le numérique ne se résume pas à l'empilement d'une couche supplémentaire de technologie.
C'est un dispositif complexe, organisé, scénarisé a priori qui demande un travail de fond très important. Il ne faudrait pas, dans une hypothèse de généralisation, que la notion de temps soit accolée au mot chronophage, prémisse de désengagement.
Jean-Paul Moiraud,
Professeur de gestion, Lycée la Martinière-diderot LYON