Les TICE sont enfin devenues ou redevenues un sujet d’actualité.
Les acteurs et les observateurs du système éducatif avaient de nombreuses raisons de s’inquiéter. Aux précédents de la radio et de la télévision à l’école, allions-nous ajouter un nouveau ratage, celui des TICE ? On n’a jamais vraiment étudié les raisons de l’échec de la radio et de la télévision scolaires. Certes, ces étranges machines et lucarnes ne sont pas comparables à l’explosion et l’envahissement du paysage social et éducatif par le numérique, sauf si l’on veut bien s’interroger sur l’effet d’un outil moderne sur les pratiques pédagogiques.
Le passage, difficile et contesté, du porte-plume au stylo à bille n’a rien changé. Certains avaient naturellement accusé le stylo de tous les maux, des dégâts sur les mots à la disparition de l’exigence et de la rigueur, mais le porte plume ne se trouve plus que dans les nombreux petits musées de l’école d’autrefois. Nostalgie quand tu nous tiens ! La période radio/télé, que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître, a laissé des restes dans de nombreuses écoles. A côté des projecteurs de diapositives et de films fixes, remarquables appareils à double usage, on trouve dans les greniers des écoles, ou encore dans les classes, des téléviseurs qui ont été réclamés, parfois à grands cris, pour moderniser l’enseignement et l’adapter à l’évolution du monde. Ils ont un peu servi un temps en début d’après-midi pour des émissions spécialement conçues pour l’école.
Il est incontestable qu’aucun enseignant, même parmi les plus talentueux, n’était capable de présenter au tableau noir le port du Guilvinec, l’éruption d’un volcan ou l’orchestre symphonique aussi bien que les équipes de la télé. Malgré l’attrait des belles images, malgré l’arrivée du magnétoscope permettant une plus grande souplesse d’utilisation, les appareils sont restés longtemps comme des éléments du mobilier.
Les débuts de l’informatique ont été pavés de bonnes intentions et objets de plans nationaux et régionaux avec des sites informatiques sécurisés, avec des heures de cours d’informatique, avec des pannes dans les petites machines et dans la compréhension des langages à apprendre. Rien n’a changé vraiment malgré les tentatives d’apprentissage de la programmation rapidement avortées. On trouve encore des TO7 dans les débarras des écoles. Les greniers et même les armoires recèlent ici ou là, après le pillage des pupitres en chêne et des cartes murales, des trésors à respecter.
L’explosion du numérique a changé incontestablement la donne et fait que l’histoire de l’école ne peut pas se reproduire à l’identique des époques du stylo, de la radio, de la télé et du TO7. Elle se trouve face à des problèmes et à des enjeux sans commune mesure avec les innovations passées. Il suffit de voir les chiffres de la diffusion et des usages des ordinateurs, ou, tout simplement, d’observer nos enfants et nos petits enfants, pour mesurer le gouffre qui sépare les anciennes nouvelles technologies des nouvelles. Il est donc normal que les pouvoirs publics s’emparent du problème et prennent ou proposent des mesures et de nouveaux plans.
Le rapport Fourgous est donc bien accueilli et fortement apprécié. Le rapport du HCE est très intéressant. Reste à savoir si, dans un contexte de réduction de la dépense publique et de mise en cause du fonctionnement et des moyens des collectivités territoriales, notre pays sera en capacité de passer des intentions aux actes. Reste à savoir, et ce n’est pas le moindre problème, si le système éducatif sera capable d’exploiter réellement les immenses potentialités pour se transformer en profondeur.
Pour l’administration, pour la gestion, pour la communication… ça marche ! Du traitement de texte à la comptabilité, aux relevés de notes, aux bulletins et aux notes d’information pour les profs, pour les élèves et leurs parents… ça marche. Pendant un temps, le souci de privilégier les élèves avait conduit les collectivités à négliger les directeurs.
La pression des demandes de statistiques, de rapports, de comptes-rendus (souvent inutiles !), des enquêtes, la multiplication exponentielle des circulaires descendant en cascades des sommets de la pyramide et se renforçant à chaque palier, la suppression e la franchise postale pour les écoles, ont imposé l’équipement de l’administration.
Pour les pratiques pédagogiques, c’est autre chose.
Et s’il reste un point commun et un seul quant à l’impact des nouvelles technologies sur l’école, il est là : les TICE permettront-elles de changer l’école ? Se limiteront-elles à mieux illustrer le cours classique, « un maître/une classe/une heure/une séquence disciplinaire » ou à accroître la quantité déjà excessive des exercices d’application, et donc, comme le stylo à bille, réussiront-elles à ne rien changer fondamentalement ?
On peut espérer que la maîtrise des outils par les élèves hors formation scolaire[i], leur facilité d’accès à des savoirs qui les intéressent et qui sont souvent sans rapport avec les savoirs scolaires dont ils ne comprennent pas le sens et qui les ennuient, le développement des échanges et des apprentissages informels entre pairs, l’aide discrète à la réalisation ou la copie collective des devoirs, parfois avec la complicité des parents quand ils n’ont pas peur d’avoir une mauvaise note, imposeront une réflexion collective et prospective sur les programmes scolaires et sur l’organisation du système.
On peut espérer surtout qu’elles permettront d’améliorer l’estime de soi en prenant en compte sérieusement les savoirs acquis hors de l’école[ii], de rendre les élèves réellement acteurs de leurs apprentissages, de leur permettre d’être des producteurs de savoirs à partager avec d’autres, avec leurs parents dans des établissements ouverts le soir et durant les vacances, de dépasser la question des savoirs pour construire des outils mentaux indispensables à l’éducation du futur chère à Edgar Morin.
Philippe Meirieu, dans l’un de ses livres majeurs s’interrogeait en 1989 : « Apprendre, oui… mais comment ? ». Il faudrait à nouveau se poser la question, évaluer les pratiques, voir si vraiment les élèves s’expriment, communiquent, induisent, déduisent, analysent, comparent, classent, rangent, isolent des variables et repèrent des invariants, imaginent des dispositifs, transfèrent, résolvent des vrais problèmes…
A une époque où la pédagogie est totalement déniée sans provoquer ni grands chagrins ni petites révoltes, à la suite des rapports Fourgous, HCE… et même de l’institut Montaigne[iii] qui préconise de remettre l’élève au centre du système, les décideurs prendront conscience qu’au-delà des équipements et de « l’administratisation » et de la « technicisation » à marche forcée, du stupide pilotage par les résultats[iv], il faudra consacrer du temps, des moyens, de l’intelligence pour une formation pédagogique de haut niveau, faute de quoi, malgré les bonnes intentions, l’école ne parviendra pas à s’envoler vers le futur pour quitter l’enfer dans lequel elle est plongée depuis quelques années.
La fréquentation régulière du site de l’An@é, l’action des mouvements pédagogiques (Icem Freinet, GFEN, Crap…), les enthousiasmes partagés sur des blogs (meirieu, blog bleu primaire, charmeux, prisme, résistance pédagogique…), les expérimentations plus nombreuses qu’on ne pense[v], permettent d’espérer, mais sans un engagement fort et à long terme de l’Etat et des collectivités, les rêves ne sont que mirages.
Pierre Frackowiak
[i] Je suis toujours surpris d’observer le degré de maîtrise des élèves qui n’ont pas eu de formation, et amusé de le comparer à la demande de formation préalable des enseignants. Si les élèves apprenaient aux profs comme ils apprennent à leurs parents et grands parents ?
[ii] L’un des plus graves problèmes de l’école aujourd’hui, c’est que, enfermée dans les programmes, les progressions, les répartitions, elle agit comme si les enfants ne savaient rien. La table rase…
[iii] Il est très intéressant et surprenant que cet institut qui n’a rien de révolutionnaire, composé en grande partie de grands capitaines de l’industrie et de la finance en vienne à revendiquer les cycles, l’élève au centre, la réduction de la journée scolaire et à condamner la supercherie de l’aide individualisée hors temps scolaire… Les cadres complaisants et les valets risquent d’être bien ennuyés…
[iv] J’ai beaucoup de mal à comprendre comment ce snobisme, emprunté au monde économique, peut séduire des cadres intelligents du système. Comment traiter les résultats sans les référer aux contextes sociaux ? Et, pire pour les corps d’inspection, comment peut-on parler sérieusement et imposer le pilotage par les résultats en étant incapable de les mettre en relation objective avec les pratiques qui les produisent en partie ?
[v] Malgré les exigences et les pressions de la hiérarchie qui tend à oublier sa mission d’accompagnement pour contrôler : « Allez, allez, pas de discussion ! Contravention ! Montrez-moi vos évaluations ! Vous ne respectez pas les nouveaux vieux programmes ! Les années 1980, c’est dépassé, il faut revenir à 1900 au nom des neurosciences ! Etc. ».