De l'illusion du changement au changement...

Dans mon livre, « La place de l’élève à l’école » (Editions la Chronique Sociale. Décembre 2010), j’évoque les TICE comme un facteur possible du mal-être des enseignants dans leurs rapports aux élèves et aux savoirs. J’explique (pages 48 et suivantes) comme je l’avais fait dans plusieurs tribunes sur le site de « l’an@é » et celui du « café pédagogique » que le développement des TICE à l’école peut n’être qu’une illusion ou une apparence, naturellement trompeuse.


La séduction de la modernité peut conduire à développer les snobismes, à créer de nouveaux problèmes sans avoir résolu les anciens, à occulter les problèmes fondamentaux de l’école. Elle met les enseignants en porte à faux ou dans une ambigüité inconfortable. Leurs revendications en attestent. Ils réclament plus de moyens (ordinateurs, tableaux interactifs) et de la formation. Or les matériels attribués ne les conduisent pas à transformer leurs pratiques fondamentalement. Quant à la formation, chacun sait, en observant ses enfants et petits enfants, que les élèves maîtrisent parfaitement ces outils, sans formation, qu’ils utilisent les technologies avec une aisance déconcertante

Beaucoup d’observateurs et d’acteurs du système éducatif ont l’honnêteté de souligner comme le fait François Jarraud dans le café pédagogique du 19 avril 2010 que si « l’école sera numérique ou s’épuisera », cela ne sera « sans doute pas à n’importe quelle condition ». La question des conditions est évidemment déterminante, mais les réponses sont toujours très évasives ou simplement allusives. S’il est facile de décliner les conditions financières et techniques, d’autant plus facile pour l’Education nationale que ces questions seront essentiellement à la charge des collectivités territoriales si elles en ont encore les moyens, il est beaucoup plus complexe d’afficher des réponses sur le plan des pratiques pédagogiques.

La majorité des témoignages et comptes-rendus montrent que les TICE (Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation) permettent de rendre l’enseignement plus moderne, plus agréable, mieux illustré, plus proche des usages des enfants et des jeunes, qu’au-delà de la classe, elles permettent d’améliorer l’administration et la communication interne et externe. Mais les pratiques, le modèle pédagogique massivement et depuis toujours en vigueur, ne sont pas fondamentalement remis en cause. On reste, voire on renforce, la place du maître. L’une des causes d’échec du collège est justement le décalage entre les contenus disciplinaires cloisonnés et les pratiques et savoirs sociaux.

Les TICE ne sont qu’un outil. Tout le monde est bien d‘accord sur cette évidence. Le passage du porte-plume au stylo bille n’a pas été un facteur de transformation des pratiques pédagogiques. Le passage du tableau noir ou blanc au tableau numérique n’est pas en soi un facteur de transformation des pratiques. L’utilisation des ordinateurs pour faire des exercices d’application de notions qui n’ont pas construites et comprises ne change pas grand-chose hors une possible mais éphémère appétence supérieure à l’activité scolaire.


            Ces réflexions ont provoqué et continuent de provoquer de nombreux commentaires et quelques indignations, ce qui me paraît tout à fait sain et intéressant.

Je considère d’ailleurs qu’il est dramatique que les débats générés par des prises de positions divergentes sur des problèmes éducatifs d’actualité ne soient pas portés dans la formation professionnelle initiale et continue des enseignants et au niveau de l’information des parents d’élèves et des citoyens en général. On prend ainsi le risque de conforter le règne de l’apparence et de l’échange d’opinions sans encourager la mobilisation de l’intelligence collective pour tenter de résoudre les problèmes de notre société aujourd’hui et demain

           

  La comparaison avec le passage du porte-plume au stylo est contestable. Il ne s’agit que d’une image pour attirer l’attention sur une évidence : un changement d’outil ne génère pas ipso facto un changement des pratiques pédagogiques. La puissance des TICE va évidemment bien au-delà de celle su stylo. Le stylo ne contient pas de savoirs disponibles, ni de moyens d’accès facile au savoir, ni de moyens de créer et de communiquer instantanément, ni de moyens de mettre en mémoire des travaux et des recherches. Et c’est justement la spécificité de cet outil particulier qui fait que la transformation fondamentale des pratiques pédagogiques se justifie et s’impose. Et mon interpellation est fondée sur l’observation qu’elle n’est que rarement mise en œuvre pour des raisons simples qui seront explicitées ci-après.


            Le gros problème est la persistance, la domination, le totalitarisme du modèle classique de la transmission.

La pédagogie est réduite à l’art de la parole, à la qualité de l’explication magistrale, à la quantité d’exercices d’application, d’entraînement, de fixation, de contrôle. Les exercices de contrôle conduisent à de nouvelles doses d’explication magistrale, celles qui conduisent les maîtres désespérés à s’écrier « Je me tue pourtant à te l’expliquer » et les élèves d’aujourd’hui, bien moins dociles que leurs aînés, à penser et même à dire : « Alors, meurs ! », virtuellement bien sûr.


Ce modèle est lié étroitement au principe sacro saint « une heure, une salle, une discipline, un point du programme linéaire, un groupe ».

Il est lié à la domination du maître qui sait et à son talent face à un élève qui est là pour écouter, mémoriser, paraphraser, restituer, appliquer… Il est évident que ce modèle et  ces modalités, après des siècles d’existence incontestée, sont quasiment entrés dans nos gènes et que tous nos raisonnements sont calés sur eux. Il est d’autant plus difficile de s’en libérer pour penser autrement que toute la formation professionnelle des enseignants quand elle existait encore était conçue sur la fiche de préparation, le déroulement de séquence, la logique interne de la discipline, c’est-à-dire fondée sur le maître au centre du système. La préparation classique qui contraint le maître l’empêche même de s’échapper, de laisser du temps à l’élève, de crainte d’être critiqué, de ne pas aller au terme de son projet, de perdre du temps, de prendre le risque de ne pas « finir le programme » dont on sait pourtant que de toutes manières, il ne sera jamais fini.


            A partir du moment où ce modèle s’impose, continue de s’imposer, il est impossible d’exploiter les TICE en tenant compte pleinement de leurs potentialités. On ne peut qu’améliorer les apparences sans changer le fond : donner un aspect plus contemporain, mieux illustrer, rendre plus vivant, utiliser davantage la magie et la force d’attraction des écrans, susciter un intérêt un peu plus durable, compenser des difficultés personnelles éventuelles de communication en utilisant des « explicateurs » plus performants, etc. Mais on ne change pas vraiment. Cela est d’ailleurs plutôt rassurant pour ceux qui, faute de culture pédagogique, pensent en toute bonne foi qu’il n’y a pas d’autre modèle possible que celui qu’ils ont vécu, même s’ils en ont été victimes, et qu’il n’y pas d’autres modalités possibles que « l’heure, le cours, la discipline… »


Le TBI (tableau blanc interactif) que tout le monde veut désormais avoir dans sa classe illustre bien cette persistance du modèle.

L’outil aide le maître à mieux faire son travail mais il n’aide pas les élèves à construire leurs apprentissages par un travail de recherche, de métacognition, d’interactivité entre élèves sans l’intervention systématique du maître. Dans un grand nombre d’observations et de comptes-rendus, en se libérant du mirage de la modernité pour la modernité, force est de constater qu’il n’y pas de différences fondamentales entre les pratiques au tableau noir et les pratiques au TBI. Parfois même, le TBI est pénalisant dans la mesure où, à contenus identiques, il fait perdre du temps par rapport à l’utilisation bien conduite du vieux procédé La Martinière : question du maître, réponse au signal sur l’ardoise, lever des ardoises au signal… En quelques secondes, le maître visualise tous les résultats, en commente quelques uns, grondent quelques élèves et passe à l’exercice suivant sans autre forme de procès.


En quoi le TBI peut-il apporter un progrès réel ? Au grand bonheur des responsables de l’évaluationnite aigue qui frappe un nombre croissant d’inspecteurs et qui fait un nombre de victimes énorme, il permet de comptabiliser et de mémoriser les résultats des élèves. Cette comptabilité peut même, selon le degré de dépendance des cadres, être sophistiquée, s’inscrire dans les bilans individuels et de la classe… et même servir aux maîtres pour repérer les forces et les faiblesses, pointer les élèves qui auraient besoin de remédiation et peut-être même, proposer de nouveaux exercices d’application. Non seulement on conforte alors le modèle de la transmission mais on modernise le développement de la technicisation en appliquant plus aisément le système « détection précise de la panne / réparation »,  ce système condamné par les pédagogues compétents qui savent qu’en matière d’apprentissages scolaires ou autres, la panne a ses racines bien en amont de son constat apparent et que, pour la réparer, il ne suffit pas de donner quelques grammes d’explications supplémentaires, celles qui tuent, et des tonnes d’exercices supplémentaires, auxquels on ajoutera évidemment des devoirs dans l’intérêt de l’élève, pour qu’une notion et une compétence se construisent. Il faut remettre l’élève dans plusieurs situations ouvertes, sensées, complexes, tout en tenant compte des zones proximales de développement  sans sous-estimer son intelligence potentielle, et l’accompagner dans sa réflexion, dans sa recherche, plutôt que de lui expliquer.

Il est vrai que ce type de pédagogie exigeante est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre qu’une pédagogie classique. Il nécessite une véritable formation pédagogique, psychologique, voire même sociologique et philosophique, très différente de la formation disciplinaire que l’on veut actuellement renforcer pour des raisons d’économie budgétaire et, sans doute, pour des raisons idéologiques qui incluent le déni de la pédagogie.


On ne pourrait utilement et efficacement exploiter le TBI et plus généralement les TICE eu si l’on se pose d’abord les bonnes questions. Est-ce que les TICE peuvent permettre de donner toute leur place aux élèves dans la construction de leurs apprentissages :


  • Prendre en compte ce qu’ils savent : savoirs scolaires antérieurs ou savoirs non scolaires
  • Mettre les élèves  en situation de travailler, pas d’écouter et de répondre à des questions inductrices, fermées : recherche, tâtonnement, production
  • Faciliter la description de la méthode utilisée par l’élève pour trouver la réponse, résoudre un problème, créer une œuvre ou un savoir. Trace de la méthode, du cheminement de pensée, des tâtonnements
  • Se convaincre que dans les apprentissages scolaires, les procédures utilisées, les outils mentaux construits, sont plus importants que les résultats aux exercices
  • Permettre la comparaison des tâtonnements, des procédures par les élèves entre eux
  • Favoriser l’expression de soi, de sa pensée : « moi, je pense que… »
  • Favoriser les échanges élève/élèves

A l’an@é et à Educavox, nous sommes preneurs de descriptions de séquences respectant ou tentant de respecter ces conditions d’efficacité des apprentissages et nous sommes prêts à alimenter la réflexion collective sur les modèles pédagogiques et sur la place des TICE dans des contextes libérés des carcans traditionnels (fiche pédagogique, répartition, etc). On ne fera pas l’école du 21ème siècle avec les outils du 19ème, même « technologisés » au goût du jour


Celles et ceux qui ont tenté d’expérimenter, d’innover, de se lancer dans des recherches-actions tels que  tous les enseignants devraient conduire et partager, savent que l’application de nouveaux modèles pédagogiques, centrés sur l’élève, se heurtent à des obstacles souvent décourageants. D’abord le temps : il est impossible d’animer et d’accompagner des séquences nouvelles dans le cadre de l’heure. Le « bon, il est l’heure, on reprendra la semaine prochaine » est catastrophique.  Il faut briser ce cadre et donner de la souplesse à la gestion collective du temps. Mais quand on tire sur ce fil de la pelote, on ne peut plus s’arrêter, on bute sur les emplois du temps, sur la gestion des espaces, sur le caractère désuet des programmes scolaires, sur les missions des professeurs, sur la vie des élèves dans l’établissement, sur le décalage entre les savoirs et les compétences acquis hors de l’école (qui dépassent désormais ceux qui sont acquis à l’école), etc.


On bute surtout sur la déficience de la formation pédagogique, un problème qui connaît aujourd’hui une situation dramatique. Elle est d’autant plus dramatique qu’elle tend à accréditer tranquillement l’idée que la seule formation qui vaille est celle de l’accumulation de savoirs disciplinaires classiques et qu’il est inutile de s’intéresser à ce qui se passe dans le cerveau (comment un enfant apprend), à l’affectivité, aux émotions, au développement de la personnalité, aux causes de l’ennui destructeur et de la violence générée par l’école elle-même. Cette conception très ancienne cherche les solutions aux problèmes, dans la réparation et la sanction a posteriori, plutôt que dans la construction et le développement a priori.


En fait, il faudrait avoir le courage de dire que les TICE ne prendront pleinement et efficacement leur place que si la Nation est capable d’élaborer et de mettre en œuvre un nouveau projet éducatif global, ambitieux pour le 21ème siècle.


En attendant, tous ceux qui essaient, qui tâtonnent, qui cherchent, doivent continuer et diffuser leurs travaux, se faire plaisir aussi - une notion que l’on oublie complètement aujourd’hui -, en étant lucides, en sachant que le combat pour une autre politique éducative est vital. Une politique inscrite dans la durée, transcendant les clivages politiciens et l’électoralisme à court terme, ouverte résolument sur le futur et non sur le seul aménagement du passé, et non sur une modernisation qui en n’étant qu’apparente, n’en freine pas moins les possibilités d’imaginer l’avenir.

« Demain ne sera pas comme hier. Il sera nouveau. Il est moins à découvrir qu’à inventer ». Gaston Berger.

 

Pierre Frackowiak

Article publié également sur educavox.fr


Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L'éducation peut-elle être encore au cœur d'un projet de société?". Editions de l'Aube. Mai 2008. Réédition en format de poche, octobre 2009

Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. Editions La chronique sociale. Lyon. Septembre 2009

Auteur de « La place de l’élève à l’école».  Décembre 2010. Editions La chronique sociale. Lyon