Redonner lisibilité à l'école
Aujourd'hui, on ne peut ignorer le fait que les avancées technologiques donnent de réels moyens pour transformer la plus fondamentale des unités d'enseignement, à savoir l'interaction entre le
maître et l'élève. Aussi, l'acte d'enseignement doit-il constituer le premier pôle d'intérêt (I).
On ne peut davantage écarter la possible élimination des systèmes publics d'enseignement, inscrite et étudiée par certains comme un des futurs probables.
Aussi, leur avenir passe-t-il par de nécessaires mutations (II).
I-Le recentrage sur l'acte d'enseignement
Très nombreux sont ceux qui tiennent à conserver une certaine idée de la connaissance libératrice. Et c'est heureux.
Mais il ne saurait être fait l'économie de placer la manière de se l'approprier au cœur des préoccupations (1).
Conséquemment, la question de la place des réseaux à l'Ecole (2) doit lui être largement subordonnée.
1-La question de l'appropriation des connaissances
La société d'aujourd'hui exige des individus de faire face à des situations complexes dans un univers d'incertitudes. Ce sera encore plus vrai demain.
Il ne suffit plus de seulement savoir pour exercer une activité, même si savoir demeure plus que jamais incontournable. Il faut aussi être capable de résoudre des problèmes de sa propre
initiative. Il faut également garder les dispositions d'esprit les plus vives pour continuer d'apprendre en développant des capacités d'auto-direction.
Cela suppose que ces capacités ont été installées puis développées depuis la formation initiale, et le plus tôt est toujours le mieux.
Continuer d'ériger en référence quasi unique le modèle pseudo - égalitaire de la classe, construit autour de la leçon du maître, ne peut plus constituer une réponse adaptée. Il est trop en
adéquation avec le modèle de l'organisation taylorienne du travail ( « je sais, tu exécutes » se déclinant en « je connais, tu m'écoutes » ).
Aussi, point de miracle : grande place doit être faite à des méthodes actives d'apprentissage qui confèrent privilège à l'initiative, aux aptitudes à communiquer, à l'activité de celui qui
apprend, à sa motivation. Dès lors, doit s'imposer le recours à une alternative aux méthodes exclusivement centrées sur la transmission des savoirs, de loin encore les plus répandues, sans pour
autant s'y substituer. L'emploi des techniques et instruments disponibles d'information et de communication l'autorise d'une manière économique.
Mais attention à certains leurres.
L'interactivité peut-être de ceux là. Nous savons pertinemment qu'elle reste d'un très faible rendement en matière de connaissance. Que reste-t-il, en effet, des débats des colloques savants
comparés à ce qu'on peut apprendre grâce à la communication de l'un des intervenants ? Le débat entre « ceux qui ne savent pas » ne peut que laisser se créer des apparences de savoir. Permettre
de faire croire, que chacun, à peu de frais, est capable d'apporter sa pierre à l'édifice du savoir n'est que tromperie.
Tout savoir est conquête et conquête personnelle. Il passe par la capacité à comprendre au moyen d'une méthode qui permet de le fonder. Il appelle le très nécessaire et incontournable effort. Il
convient de ne point l'oublier sans pour autant se désintéresser des conditions de l'apprentissage qu'il importe de toujours vouloir les meilleures possibles.
Cela passe-t-il par l'intégration des réseaux à l'Ecole ?
2-La question de la place des réseaux à l'Ecole
Le monde des réseaux, nous le savons bien, sera la société développée de demain. Mais faut-il vraiment le faire entrer dans la classe ?
Nous savons bien qu'il est porteur d'autant d'anti-valeurs que de valeurs. Nous savons bien que c'est très largement un monde d'influences versatiles. Or, instruire c'est créer chez ceux qui
apprennent les fondements d'un être humain authentiquement libre. Aussi, bien instruire passe nécessairement par l'extraction temporaire de l'environnement quotidien
L'Ecole, il importe de le redire, est une certaine forme de loisir pour l'esprit.
Par ailleurs, le mode de médiatisation du contenu est-il déterminant ? Les études en cours tendent à démontrer que le « média n'est qu'un support qui délivre un contenu sans plus d'influence sur
les résultats des élèves que le camion qui assure les livraisons de nos produits alimentaires » (Richard E. CLARK, chercheur américain). Soit, mais personne ne sait vraiment. Ce que l'on sait, en
revanche, c'est que l'organisation du contenu en petites étapes influence l'apprentissage quel que soit le média. Ce sont donc les effets du couple média-méthodes qu'il conviendrait d'étudier.
Or, la majorité des recherches portent sur le remplacement de la « situation classe » par l'apprentissage avec un média. De plus, et surtout, ces travaux laissent de côté un facteur hautement
influent sur l'apprentissage : la médiation (directe ou différée) du maître entre le savoir et celui qui apprend.
Nous savons bien également que, sur les réseaux, tout contenu irréductible à un exercice multimédia se trouve vite banalisé au profit de l'efficacité, voire purement et simplement condamné.
Croire aussi que le réseau des réseaux, entendre l'Internet, stimule le goût de la recherche c'est en rester aux illusions créées à ses tous premiers débuts. Aujourd'hui, sa tendance est plutôt à
contrarier l'effort, voire à l'annihiler. En outre, son extraordinaire originalité réside dans l'absence de celui qui juge et apprécie le travail individuel. Il est donc très tentant d'envisager
de se passer de maître ou, à tout le moins, de le transformer en un simple animateur. Se passer de lui ne peut que donner l'illusion de la liberté. Le temps de la navigation n'est pas le temps de
la pensée.
Et puis, est-il utile, pour un élève, de télécharger un document alors qu'il n'en comprend pas le contenu ? La réponse s'impose d'évidence : c'est non. Proposer aux élèves de détourner le regard
du monde extérieur pour mieux le comprendre devient essentiel.
En revanche, il est, sans doute aucun, très pertinent de connecter les maîtres entre eux afin qu'ils puissent échanger leurs expériences, leurs impressions, qu'ils puissent s'aider mutuellement
dans la préparation de leurs activités pédagogiques, qu'ils puissent partager de l'information utile. Si l'information n'instruit pas, elle est loin d'être inutile à celui qui sait s'en servir,
précisément parce qu'il est déjà instruit. A ce titre, le travail sur réseau est irremplaçable compte tenu de la quantité d'informations mise à disposition et de la rapidité avec laquelle elles
arrivent.
Reste à avoir préalablement accepté l'idée que l'usage de l'ordinateur connecté n'est pas aussi neutre qu'il y paraît dans le processus pédagogique. Nous ne prendrons jamais assez de précautions
contre l'idolâtrie de la technique. Il faut donc le mettre en bonne place, sa vraie place, c'est à dire dans la gamme des procédés techniques auxquels recourt déjà le maître, après la craie et le
tableau, le projecteur de diapositives, le magnétophone, le magnétoscope, le vidéo projecteur, etc...
Aussi, la meilleure issue envisageable pour les réseaux à l'Ecole réside-t-elle, certes, dans des serveurs, des adresses, des groupes spécialisés mais aussi, et surtout, leur mise au service des
productions pédagogiques conçues par des professeurs (non des pédagogues) avec des professeurs à l'usage des professeurs...à l'écart des sollicitations marchandes.
II- Nouvel environnement et mutation du système éducatif
Il est beaucoup question de crise du service public d'éducation, notamment sous l'effet de l'entrisme de la sphère marchande (1). Qu'en est-il exactement ?
De même, les attentions sont-elles très majoritairement accaparées par les équipements, notamment au regard de l'égal accès de tous aux techniques et instruments disponibles et bien peu par la
considération de leur statut (2).
1-La crise du service public d'éducation
Outre l'approche de la question par la voie de la décentralisation institutionnelle, affichée comme incontournable, deux autres entrées reviennent très souvent : prestation de services et
contractualisation.
Très tôt après l'apparition de l'expression « service public », par ailleurs quasi contemporaine de la naissance de l'Ecole de Jules Ferry, le constat s'est imposé de la multiplication, voire la
prolifération, sous ce couvert, de services à objet économique. Depuis, l'évolution n'a cessé d'élargir considérablement la place qui leur est faite.
S'agissant de l'Ecole, institution de la République, parler de service public d'éducation ouvre la voie à son installation dans un statut de prestataire de services. Dès lors, il n'y a pas lieu
de s'étonner du fait que son identification à un service public puisse conduire à l'assimiler à une marchandise. L'insertion dans la sphère marchande lui retirant toute dimension
institutionnelle, le lien entre l'Ecole et ceux qu'elle concerne change totalement de nature.
A cet égard, il n'est d'ailleurs qu'à remarquer combien les acteurs de l'Ecole adoptent aujourd'hui des attitudes contribuant très largement au brouillage du « paysage éducatif » : parents de
plus en plus « consommateurs d'Ecole », élus de plus en plus demandeurs d'intervention (voire intervenant) dans l'action pédagogique, syndicats de personnels de l'éducation se détournant de leur
rôle de défenseurs des intérêts moraux et matériels de leurs mandants pour verser de plus en plus dans le « politique » , administrateurs « sortant » de leurs champs de compétences.
L'Ecole devient ainsi un terrain d'enjeux pour la résolution des problèmes de société, largement dominés par ceux issus de l'influence de l'économique. Son identité s'en trouve considérablement
altérée.
En outre, le discours général ambiant met sans cesse en avant la nécessité du rapprochement décideur / administré-usager, présentée comme la condition majeure de l'amélioration du fonctionnement
sociétal. Et force est de constater qu'il est principalement reçu comme un encouragement à l'appropriation « privée » de l'Ecole par ces mêmes acteurs.
Il importe donc de rechercher des voies qui clarifient « l'identité » de l'action publique. Pour ce faire, deux pistes sont à explorer dans le champ de la responsabilité des agents publics
:
- enseignant-fonctionnaire et action pédagogique de caractère néo-libéral, quel rapport ?
- espace délibératif en éducation et identité décisionnelle, quelles définitions ?
Au surplus, une erreur majeure est à éviter : en rester à de pures approches structurelles et négliger les phénomènes culturels « installés » dans le champ éducatif.
S'agissant maintenant de la référence au contrat, largement avancé comme étant la pierre angulaire des relations à construire des acteurs de l'éducation, la volonté peut-être facilement comprise
pour ce qui intéresse les relations externes. Reste toutefois, et ce n'est pas le moindre des aspects, à déterminer les modalités les plus pertinentes.
Mais, à l'interne, nous sommes précisément très largement dans le domaine de l'obligation non contractuelle. Dès lors, comment la concrétiser ?
La loi détermine les droits et obligations des élèves (principalement par le truchement de leurs représentants légaux) et, ce faisant, les obligations et les pouvoirs de l'Etat. Où se trouve
l'authentique espace de négociation, consubstantiel du contrat ?
Il est beaucoup question d'autonomie pédagogique des établissements. Or l'action pédagogique est soumise à un régime de tutelle. Là aussi, l'espace de négociation est quasi inexistant.
Pour ce qui est des personnels, ils sont dans une situation réglementaire, y compris en matière d'action pédagogique. Là encore, il n'existe guère d'espace de négociation.
Enfin, un contrat n'a de sens que si les obligations librement acceptées trouvent sanction en cas de non respect. Le contrat est porteur d'une vraie culture de la responsabilité. Quid de cet
aspect en matière éducative ?
En bref, en l'état actuel du système éducatif, le transfert de l'esprit contractuel dans le champ des enseignements scolaires ne peut que difficilement trouver des applications relevant d'une
authentique technique contractuelle.
Aussi, pour s'inscrire dans le nouvel environnement, le système éducatif doit-il travailler selon quelques axes essentiels. En premier lieu, la gestion de l'espace et celle de la durée sont à
totalement reconsidérer. Il faut réorganiser le cadre espace-temps pour retrouver des marges de manœuvre. De là, la nécessité de repenser la forme du dispositif et le statut des acteurs.
Il faut également porter attention à la gestion de l'information. Le partage de l'information est une condition essentielle de l'établissement d'une réelle cohérence. C'est admis sans difficulté.
Cela dit, la production d'information ne saurait être suffisante en soi.
Outre que sa qualité est à sérieusement améliorer, actuellement, il n'est absolument pas tenu compte de la demande. Or chaque acteur, dans le champ qui lui est propre, a besoin de la bonne
information au bon moment. Cette demande doit être identifiée. C'est un chantier à ouvrir.
Ainsi, à partir du rapprochement offre-demande d'information, pourra se structurer efficacement le champ de l'information pertinente.
Cela réalisé, restera à en organiser l'accès et à définir le statut des techniques et instruments utilisés ou utilisables.
2-Le statut des techniques et instruments
L'idée d'apprendre à se servir d'un instrument nouveau est naturellement fort recevable. Toutefois, la seule question qui vaille est de savoir dans quelle mesure l'Ecole et surtout l'élève
tireront profit de cette expérience en matière d'acquisition des connaissances et de formation du jugement.
Dans nos sociétés, l'importance des biens cède le pas à celle de l'usage qui en est fait. Aussi, la valeur ajoutée naît-elle de l'imagination et de l'inventivité. A cet égard, les réseaux ne sont
que des accélérateurs de phénomènes installés avant eux. Le caractère quasi inéluctable de l'alliance des réseaux et des ordinateurs ne doit pas constituer l'arbre qui cache la forêt. Leurs
promesses n'engageront jamais que ceux qui les croient.
A l'Ecole, ils pourraient pourtant faire merveille, utilisés à bon escient par les maîtres, à l'issue d'une véritable instruction face à la machine connectée et à la condition que les activités
pédagogiques prennent appui sur des informations qui ne se prendraient pas pour de la connaissance.
Il s'agit donc tout simplement d'intégrer les techniques et instruments d'information et de communication aujourd'hui disponibles dans l'ensemble des auxiliaires pédagogiques mis à la disposition
des maîtres et de garder constamment à l'esprit l'objectif majeur : les savoirs fondamentaux et les compétences potentielles qu'ils autorisent. Aussi, l'accès de chaque élève à la maîtrise de ces
savoirs, toutes les disciplines étant à considérer également, doit-il demeurer le fondement de l'action. Le dire et le redire ne semble pas superflu tant le poids de l'imaginaire technique peut
conduire à nombre de dérives et, de ce fait, donner naissance à de difficiles, voire brutales prises de conscience. Ainsi en va-t-il de l'idée que les techniques et instruments d'information et
de communication vont nécessairement faire évoluer les relations entre les élèves, les maîtres et les parents. Nous savons bien que l'harmonie est loin de caractériser ce « triangle relationnel
». Les parents épousent très souvent la cause des consommateurs, les professeurs manifestent une tendance forte au repli sur leur « statut-métier », les élèves deviennent plus des instruments que
des acteurs de leurs apprentissages.
Au surplus, ces techniques et instruments portent en eux de grandes potentialités de perturbation des rapports d'autorité et de pouvoir entre les différents acteurs, aussi bien à l'école que dans
la famille. Ils introduisent de telles possibilités de changement dans le rapport au temps et à l'espace qu'elles sont génératrices d'autant de brouillages.
En bref, tant l'usage ne saurait être réduit à la seule manipulation de l'ordinateur et de ses périphériques, il aura indéniablement une « épaisseur sociale ». Mais, les « modes de faire »
développés resteront singuliers et propres à chaque usager, d'où la place toujours plus grande faite à la subjectivité. En outre, la manière d'utiliser ces instruments dépend souvent étroitement
du processus de socialisation qui caractérise chaque famille.
S'il s'agit d'en faire des objets d'étude spécifiques ou même des compléments pour une formation générale, bref des auxiliaires, parfois précieux, ils ont indiscutablement leur place dans les
activités d'enseignement. Mais s'ils deviennent moyens pédagogiques en soi, destinés à la transmission de contenus de toutes sortes pour mener à bien l'accession à l'appropriation des
connaissances, il y a alors vraiment danger.
Par exemple, transformer les élèves en réalisateurs de multimédia ne saurait tenir lieu d'instruction. S'émerveiller devant la capacité de l'enfant à acquérir « l'esprit ordinateur » est non
seulement puéril mais purement stérile.
Créer des sites, publier des informations est certes exaltant. Mais, une fois l'attrait de la nouveauté évanoui, faire vivre ces activités devient vite très lassant. Par ailleurs, le réseau,
c'est bien connu des « adeptes », est un moyen de communication particulièrement consommateur de temps, d'où souvent deux attitudes : soit on l'abandonne ou le délaisse, soit on connaît de
sérieuses difficultés à gérer le rythme de travail.
En guise de conclusion à ces quelques propos, songeons un instant que l'ordinateur a été conçu pour aider les adultes à penser plus vite si ce n'est mieux mais en humains. On
doit pouvoir fermer un ordinateur comme on éteint un quelconque appareil. Dans le cas contraire, il est à prédire qu'il faudra payer cher pour obtenir une rupture provisoire et salutaire avec ce
nouveau monde.
Serge Dupuy
Inspecteur d'Académie honoraire
(intervention Hourtin)