Les limites des situations d’urgence

La lettre d'infos du 1er juin 2020

Dans ce mois de mai, nous avons choisi d’attendre, d’observer les pratiques, les perceptions, les initiatives, de suivre cette frénésie addictive médiatique…comme beaucoup d’entre nous. Aujourd’hui nous posons quelques questions à des acteurs qui ont déployé avec énergie et détermination, innovation et actions, et ont pris conscience des limites des dispositifs à mettre en œuvre lorsqu'ils sont imposés par l’urgence. Tous ont dit leurs désirs de co-construire…Voici des extraits choisis des premiers témoignages.

 

Une sensation d’essoufflement ressentie aussi bien du côté des familles que des enseignants.

 

Sylvie Storti, PEMF Professeur en école maternelle, Enseignant Référent aux Usages du Numérique : Après les vacances de printemps, moins de retours des parents, moins de renvois du travail des élèves…. C’est humain, la classe à distance, personne ne l’avait expérimenté et encore moins sur une période aussi longue.

 

Pendant les vacances de printemps, les enseignants volontaires ont été également sollicités sur une semaine pour assurer le soutien scolaire (sous quelles modalités) uniquement à distance pour leurs élèves et d’autres élèves dont ils ne connaissaient pas exactement le niveau de compétences.

Au retour des vacances, le Ministre nous informe que nous devons être très vite prêts pour la réouverture des écoles (accueil des enfants du personnel prioritaire en respectant le protocole sanitaire, pour information, 63 pages).

Dans l’urgence, les enseignants se sont concertés (en lien avec les Mairies) pour être prêts en temps voulu. Questionnement, fatigue, angoisse, appréhension…. Tout s’est mélangé mais encore une fois, les directeurs et les enseignants ont fait face.

Premier jour de reprise, nous voilà revenus dans l’école pour accueillir les élèves dits prioritaires (que devons-nous faire ? de l’enseignement ? de la garderie ?)

2 enseignants pour 10 élèves, nous nous appliquons pour réaliser chaque jour un programme complet souvent pour un triple niveau PS/MS/GS, pour des élèves de notre école et d’autres écoles maternelles de la ville. On s’adapte, on se concerte et on assure.

Pendant ce temps, les enseignants sont invités à poursuivre la continuité pédagogique pour ceux qui restent à la maison mais dont un des deux parents a repris le chemin du travail. Difficile dans ces conditions pour certains parents de continuer à faire travailler leur enfant. Certains s’en excusent et nous demandent un délai plus long pour rendre le travail. Nous devons donc les rassurer et leur témoigner de notre compréhension (bien légitime).

La reprise pour tous les élèves s’approchant, nous anticipons pour être moins pris au dépourvu comme au début du confinement ; nous demandons à chaque famille de nous informer si leur enfant reprendra le chemin de l’école (PS/MS/GS) afin de pouvoir constituer des groupes (avec le respect du nombre d’élèves par groupe incluant également les enfants prioritaires). Un calcul… un vrai casse-tête pour les directeurs et les enseignants. Comment s’y retrouver dans ce flot d’informations ?

 

Nous serons prêts mais à quel prix !

Nous éprouvons un méli-mélo de sentiments et d’émotions : épuisement, lassitude, frustration, satisfaction d’avoir fait notre travail mais de ne pas avoir pu aller au bout de notre travail, ne plus se sentir vraiment enseignant à certains moments …

Sylvie Storti, PEMF Professeur en école maternelle, Enseignant Référent aux Usages du Numérique (ERUN) en Lot-et-Garonne

https://www.educavox.fr/accueil/breves/comment-allons-nous-finir-l-annee-prenons-des-nouvelles-des-enseignants-confines-et-surinvestis

La communauté éducative a vite réagi, avec ses possibilités et ses disparités selon les territoires.

 

Caroline Levacher, directrice Atelier Canopé 47 : Même si les institutions arguaient d’une préparation du terrain à réagir à cette nouvelle modalité de travail, dans les faits c’était tout différent.

 

Pour cela, il faut réunir un certain nombre de choses :

Avoir un réseau Internet suffisant qui permettent aux enseignants de contacter les élèves facilement, avoir un ordinateur équipé des logiciels et des Anti-virus corrects, savoir se servir de ces outils, choisir des logiciels en ligne pour travailler auprès des élèves, programmer rapidement et en concertation avec les équipes des établissements le travail à partager aux familles, être capable en un temps très rapide d’utiliser le Numérique pour l’éducation au quotidien, alors que pour un grand nombre d’enseignants, tous ces objectifs n’étaient pas faciles à atteindre en un temps record, puisque pas obligatoires avant…

L’urgence des réseaux internet est fondamentale. On a mis en évidence que certains territoires ne pouvaient pas accéder aux différentes plateformes proposées lors de la période de confinement, car les couvertures sont encore moyennes dans certains territoires.

La capacité des plateformes à supporter les connexions est aussi un point important à travailler. On a vu un gros problème au début du confinement car toutes les plateformes tombaient les unes derrière les autres du fait d’un trop grand nombre de connexions.

Enfin, l’organisation du travail au sein d’une équipe d’établissement est essentielle. En effet, on n’est jamais un enseignant seul face à des élèves, mais bien un enseignant au sein d’un établissement.

 

Cette période a montré la nécessité d’établir correctement un projet d’établissement et de définir très clairement un plan d’actions, ou l’enseignant est le principal maillon. Le confinement a montré avec une grande intensité que les relations humaines sont indispensables et que le numérique n’est bien qu’un dispositif pour faciliter ces relations.

Caroline Levacher, Directrice de L’atelier Canopé 47 Agen

https://www.educavox.fr/accueil/interviews/dans-un-atelier-canope-une-periode-tres-eprouvante-mais-aussi-tres-riche

Prendre conscience des limites des approches en situation d’extrême urgence, co-construire la nouveauté...

 

Vincent Liquète, Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bordeaux (INSPE) : Je pense que nombre d’entre nous sommes dans un sentiment mitigé :  L’importance fondamentale que constitue la santé individuelle, publique, nos proches, notamment les plus vulnérables, et parallèlement, comment le monde s’est « arrêté » de fonctionner par le confinement, la mise en œuvre de systèmes robustes de contrôle des libertés (déplacements, première traçabilité d’individus porteurs du Covid-19…), l’hyper-couverture médiatique notamment en Occident où plus rien d’autres n’existait au fil de ces semaines.

 

Cette surmédiatisation nous a montré comment les médias deviennent des « machines de vision » du monde, des petites lucarnes nous enfermant et réduisant la diversité et la multiplicité des questions qui constituent le monde.

 

Finalement, le socle de nos sociétés démocratiques fondé sur le contrat social, a basculé en quelques jours, sur un contrat vital/sanitaire, avec un État garant de tout, omettant au passage de nous informer sur la réalité de notre situation en termes de moyens notamment (masques disponibles, capacité de recevoir les patients en situation d’urgence, etc.). J’y ai vu durant ces quelques semaines des paradoxes rarement égalés...

 

L’idée principale que je retiendrai de cette période, c’est l’importance pour chacun de nous de communiquer, d’échanger, de partager des moments en commun, que ce soit au travail, à l’école, avec ses proches, etc.

Deux priorités fondamentales dans les sphères scolaires et universitaires.

Premièrement, que tout enseignant, que tout responsable pédagogique s’assure avant de mettre en œuvre une situation de travail centrée numérique, que chaque élève/étudiant ait les conditions matérielles et techniques de pouvoir les réaliser sans avoir à mettre en œuvre de multiples stratégies pour y parvenir. Lorsque pour quelques-uns d’entre eux, les conditions n’y sont pas, ne pas hésiter à dédoubler l’initiative, à la réorienter voire à renoncer. En se souvenant bien qu’au cœur de l’enseignement, se trouve la relation à l’Autre, la communication et l’attention à chacun.

Deuxièmement, il est essentiel, voire effectivement urgent, de mettre l’information, les médias, et plus largement, les questions de circulation des savoirs et des industries de la connaissance au cœur de l’enseignement.

Faut-il en faire une nouvelle discipline, imaginer de nouveaux dispositifs, etc… c’est une question de priorité politique et de gestion, mais fondamentalement, tout élève puis étudiant doit progressivement au cours de son cursus être en situation de lecture critique et compréhensive du monde qui l’entoure.

Penser que l’on trouverait l’alternative par le distanciel figerait tout autant l’organisation du travail scolaire, pire encore, en augmentant les points aveugles liés aux difficultés de l’élève.

Il s’agit dès lors, de penser le métier d’élève et l’évolution évidente du monde.

Essentiellement en créant des espaces de travail collectifs, des espaces d’analyse des médias de masses, des espaces de vie et d’échange au sein des écoles, et en revoyant le temps scolaire entre cours, activités résolutives de tâches, activités de productions, activités d’échange, sans pour autant mettre les élèves à distance ou chez eux. Car, selon moi, mettre les élèves à distance serait le meilleur moyen de renforcer les inégalités sociales dont nous parlions plus tôt. Nous devrions plus nous inspirer des démarches menés ailleurs, au sein de l’école inclusive, de systèmes éducatifs européens etc.

Mais transformer obligera chaque enseignant à céder un peu de son domaine pour construire de la nouveauté avec les autres et surtout les autres disciplines. Ce changement d’échelle obligerait également à revoir les conditions de recrutement et de formation initiale des enseignants.

Vincent Liquète, Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bordeaux (INSPE)

https://www.educavox.fr/alaune/prendre-conscience-collectivement-des-limites-des-approches-en-situation-d-extreme-urgence-et-co-construire-la-nouveaute-changer-d-echelle

La crise sanitaire lié au coronavirus a démontré la réalité de l’importance des acteurs de terrain tant dans le domaine de la santé, que dans la vie collective et sociale. 

 

Alain Jeannel, Professeur des universités : "Des études contradictoires démontrent que le lieu de la décision dans le domaine de l’enseignement et de l’éducation n’est pas dans les études universitaires devenues des doctrines ou dans les cabinets ministériels mais bien sur le terrain. La responsabilité des bureaux d’étude et des cabinets ministériels est d’aider ces acteurs de terrain à formaliser leur prise de décision qui leur permet de mener à bien leur travail et de mettre à leur disposition la documentation et les personnes ressources répondant à leur attente et nécessaires à une attitude critique qui les rend juges de leurs actions quotidiennes."

Michelle Laurissergues

Responsable éditoriale www.educavox.fr

 

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