Changer le système en changeant les structures : oui, mais…
Franck Léonard sociologue
IUFM d’Aquitaine
(Intervention recueillie lors du ciolloque An@é: enseigner, de nouvelles compétences?)
Tous les acteurs de l’école se retrouvent sur l’idée de nécessaires évolutions du système scolaire, de son adaptation aux changements de la société sans pour autant que l’école y perde son âme, ses valeurs ou ses objectifs. On peut s’interroger sur les moyens et sur les voies de cette évolution: peut-on changer le système par des changements structurels ? faut-il privilégier le changement par les acteurs eux-mêmes ?
Peut-on aujourd’hui encore penser piloter le système par le haut ? Peut-on encore croire qu’une décision prise dans un ministère trouve immédiatement sa traduction sur le terrain ? Le système scolaire est le plus décentralisé des systèmes d’Etat (plus de 700 000 enseignants en France, 6000 enseignants du premier degré et près d’un millier d’écoles en Gironde). On trouve plus de collèges, d’écoles, de lycées qu’on ne trouve de bureaux de poste, de gendarmeries ou d’hôpitaux. Les structures scolaires sont de tailles très diverses : de l’école à classe unique au lycée de plusieurs centaines d’élèves. Qui, mieux que les acteurs locaux, peut connaître cette diversité et cette complexité , qui mieux qu’eux, peut agir au quotidien? F.DUBET (Le déclin de l’institution, 2002) le montre, les grands systèmes perdent aujourd’hui de leur force, parce qu’ils ne répondent plus qu’imparfaitement aux exigences du quotidien. On peut en trouver de multiples exemples dans les domaines de l’éducation, mais aussi du médical et du travail social. Ce sont les acteurs de terrain qui, par leur présence, leur engagement et leurs interactions, pallient les carences et les lenteurs et reconstruisent des micro-systèmes adaptés : à l’échelle d’un établissement, d’une zone ou d’un réseau d’éducation prioritaire, d’une circonscription ou d’un service hospitalier ou d’un service social.
Les aspirations des enseignants d’aujourd’hui
Les évolutions du métier et de l’image que les enseignants s’en font est aussi à prendre en considération. La socialisation professionnelle, la construction de l’expérience mettent en jeu des facteurs individuels, des approches personnelles de l’entrée dans le métier. Par le jeu de l’élévation des niveaux de recrutement, les enseignants sont aujourd’hui recrutés plus âgés qu’ils ne l’étaient dans le passé. Ils entrent en formation avec une expérience universitaire et/ou professionnelle que leurs prédécesseurs n’avaient pas et avec laquelle il faut compter. Ils entretiennent avec leur futur métier des liens qui intègrent cette dimension de l’expérience. Par exemple aujourd’hui, les enseignants veulent être les acteurs de l’évaluation et non en être les objets. Ils attendent aussi de leur inspecteur (IEN ou IPR) une aide, des conseils, un soutien, une implication et non seulement une note-photographie de l’instant.
Les évolutions de l’idée de vocation : de la vocation républicaine à la vocation pédagogique…et aujourd’hui, quelle vocation ? L’institution a recruté des enseignants sur une idéologie, celle de l’école de la République. La machine d’endoctrinement, de recrutement et de formation était efficace puisqu’en 50 ans (de 1880 jusqu’aux années trente), elle a réussi à créer un corps. A cette vocation républicaine a fait suite une vocation pédagogique : on devenait enseignant pour aider les enfants, réduire les inégalités…jusqu’à ce que l’action de l’école soit mise en cause (entre autres par P.BOURDIEU et J-C.PASSERON, La reproduction, 1970). Aujourd’hui, on se demande quel type de vocation anime les nouveaux enseignants. Le métier s’est banalisé, les raisons de le choisir sont de plusieurs ordres et intègrent les conditions de son exercice. Les raisons premières avancées sont : travail avec les enfants et les jeunes, polyvalence (pour les Professeurs des Ecoles), possibilité de concilier vie personnelle et vie professionnelle, liberté de travail dans le cadre imparti.
Les enseignements du passé : de grandes politiques nationales ont été mises en œuvre depuis 20 ans. Où en sont les TICE après le Plan Informatique Pour Tous de 1985 ? où en est la mise en œuvre de la loi d’orientation de 1989 ? la mise en place des cycles d’apprentissage ? le travail à partir des projets d’écoles et d’établissements ? la place des parents dans le système scolaire ? où en est l’éducation prioritaire ? Le bilan de ces politiques fait apparaître, de manière très nette, la part du local. Des lycées infléchissent positivement la carrière scolaire de leurs élèves et conduisent davantage d’entre eux au bac. A population équivalente, la violence est plus présente dans certains établissements que dans d’autres. Certaines ZEP fonctionnent mieux que d’autres et les élèves y réussissent mieux leur scolarité. Ces réussites restent souvent à analyser.
G.FERREOL s’est penché, avec une équipe de sociologie de l’Université de Poitiers, sur la loi d’orientation de 1989 et sur sa mise en œuvre. Il met en évidence quatre orientations majeures : centration sur l’élève et individualisation de la formation, rôle dévolu aux établissements, obligation de résultats, partenariat accru. Il apporte aussi quelques constats qui constituent des éléments de bilan : la mise en œuvre laisse un goût d’inachevé et suscite bien des interrogations, même si les résultats obtenus sont souvent appréciables. Les principales tensions ont trait, d’après lui, à l’articulation entre tradition et modernité, ouverture et recentrage, adaptation et réforme, unité et autonomie. Il ajoute aussi que rien ne sert d’envisager de nouvelles mesures si l’on ne commence pas par convaincre de leur valeur ceux qui doivent les appliquer.
En agissant sur et avec les acteurs.
Le recrutement des acteurs
L’embourgeoisement et la féminisation du corps enseignant sont des facteurs souvent mis en avant pour justifier les difficultés du système à s’adapter aux transformations sociales. La « distance culturelle » entre enseignants et public tendrait à croître, ce qui pourrait aussi constituer une explication du malentendu entre l’école et les familles. Des travaux conduits par A.VAN ZANTEN (L’école, l’état des savoirs, 2000), il ressort que l’embourgeoisement du corps ne fait que suivre l’embourgeoisement général de la société. La féminisation demeure, au fil du temps et malgré les modifications du recrutement. Elle paraît correspondre à des fins d’études des filles à bac+3 (y compris lorsque ces études ont été brillantes), à l’assurance d’obtenir des conditions de travail identiques à celles des hommes dans la Fonction Publique, à la bonne image sociale du métier et à la possibilité de concilier vie professionnelle et vie privée.
La formation des acteurs
La formation institutionnelle : formation initiale et formation continue. Les Ecoles Normales d’instituteurs et les Centres Pédagogiques Régionaux ont été, en leur temps, les outils de la formation organisée et reconnue par l’employeur. Les IUFM ont pris le relais depuis 1991. La formation professionnelle initiale est obligatoire pour les nouveaux enseignants, sa mise en œuvre diffère peu selon les catégories. La formation professionnelle continue n’est pas une obligation et sa mise en œuvre diffère fortement selon les académies, les périodes et les personnels concernés. Elle est encore souvent perçue comme une redite de la formation initiale et son influence diminue fortement avec l’ancienneté des enseignants.
La formation d’initiative personnelle : des pratiques constatées d’auto et de co-formation. Ces pratiques ne sont pas nouvelles, mais me paraissent gagner en importance, comme si les enseignants étaient de plus en plus capables de définir leurs besoins et de se donner les moyens de leur formation, de se l’approprier : travail en équipes d’école, d’établissement, de circonscription, travail autour de projets, en partenariat avec les associations et collectivités locales, adhésion à des mouvements pédagogiques, abonnements à des revues, fréquentation de colloques, construction d’outils pédagogiques, création de réseaux de ressources, utilisation de sites Web…
La recherche de nouvelles compétences
l’auteurité, capacité à innover et rechercher des solutions : D.SIBONY redéfinit le concept d’autorité à partir de la capacité à innover, ce qu’il appelle l’auteurité. Pour avoir une autorité, l’enseignant doit être reconnu capable d’inventer une réponse adaptée à la situation particulière rencontrée.
la réflexivité, capacité à s’évaluer et à définir ses besoins, à analyser sa pratique professionnelle, à ajuster son action
des compétences techniques professionnelles accrues : didactiques, pédagogiques, relationnelles, d’organisation (L.DEMAILLY décrit les nouvelles compétences attendues des enseignants dans le domaine de l’organisation du travail collectif : préparation du travail, organisation des réunions, constitution d’une mémoire collective, diffusion des informations, évaluation des actions…), de recherche et de maîtrise de l’information, de compréhension et de maîtrise du temps (J.DE ROSNAY démonte le culte de la vitesse et réhabilite l’importance du temps et de la mise en perspective culturelle, philosophique, économique, humaine des technologies)
la communication : la mise en place de la communication dans la classe, dans l’école, dans l’établissement ne s’improvise pas, elle doit être pensée par les enseignants et conçue comme dimension majeure de l’enseignement. La question fondamentale pour un enseignant ne doit pas être de ce qu’il enseigne, mais de ce qui en est perçu par les élèves (R.LABORDERIE).
les compétences d’auto et de co-formation prenant leur origine dans le rapport au savoir des enseignants. Le savoir professionnel ne peut pas être complètement acquis en formation initiale (faute de temps, faute d’expérience construite par l’enseignant), il doit faire l’objet d’une recherche au long de la carrière. Beaucoup d’enseignants le savent qui continuent de se former par les pratiques documentaires, le militantisme pédagogique et l’échange entre collègues.
la connaissance des publics enfants et jeunes et celle de leurs parents : cette connaissance comporte deux dimensions. La première est celle de l’observation par l’enseignant des enfants ou des jeunes dont il a la charge, de leurs difficultés et de leurs réussites en situation de classe, de leurs modalités d’apprentissage. Ceci implique de dépasser les a priori et perceptions immédiates pour s’orienter vers une « pédagogie raisonnée » comme l’argumentait P.BOURDIEU. La deuxième dimension est celle de la connaissance par l’enseignant des apports de la recherche en sociologie, en psycho-sociologie, en psychologie. Des apports qui peuvent éclairer sa démarche d’enseignement et l’aider à faire un sort aux « petites mythologies du quotidien » (pour paraphraser N.ELIAS).
Vouloir changer le système scolaire sans impliquer les acteurs relèverait d’une dérive technocrate.
Vers le modèle du praticien réflexif (D.SCHÖN)
Vouloir changer le système scolaire sans impliquer les acteurs relèverait d’une dérive technocrate. Parmi ces acteurs, le rôle des enseignants est de plus en plus important. C’est par eux et avec eux que l’école peut rester proche de son public et faire que tous les enfants réussissent. Leur reconnaître la pleine responsabilité de leur travail auprès des enfants est indispensable, même et surtout s’ils agissent dans un cadre national défini, dans un système compris et accepté par la société. C’est ce qui fait que leur métier est à la fois très moderne et très traditionnel, celui de professionnels capables de se gouverner.
On ne saurait conclure sans parler des valeurs, celles de l’école, celles des enseignants, celles de la république. Au premier rang de celles-ci, je placerai la laïcité comprise comme toile de fond de l’école et de la république, comme seul moyen d’assurer l’articulation entre convictions personnelles et engagement commun. Pour les enseignants, une éthique personnelle et une éthique professionnelle fortes s’imposent, c’est à dire la capacité à se situer comme adulte, comme citoyen, comme professionnel et à agir en connaissance de ses responsabilités, dans la conviction et l’engagement.
Laissons le dernier mot à E.DURKHEIM : « Un corps enseignant sans foi pédagogique, c’est un corps sans âme » (leçon d’ouverture du cours d’agrégation, 1905).